La pénurie de talents, ou l’envie de travailler autrement

Writer Laura Campan

Embourbées dans un marché de l’emploi sous tension, les entreprises se lancent dans une course aux talents effrénée à coups de chéquier et d’infrastructures de qualité… Mais le Luxembourg peut-il encore se permettre de jouer cette carte, sans tenir compte de l’évolution de la société et de notre relation au travail ?

Delphine Bath, Chief RH Officer à La Mondiale Europartner, nous éclaire.

Après la lame de fond du Big Quit – cette vague de démissions made in USA – la quête de sens n’est plus une lubie de jeune diplômé mais touche toutes les couches de la société… Selon vous, s’agit-il d’une tendance passagère ou d’un nouveau paradigme ?

Nous observons en effet un marché de l’emploi très tendu. Et si les démissions se sont accrues à l’issue de la pandémie, c’est sous la combinaison de trois effets : un rattrapage des projets individuels de changement d’entreprise ou de carrière- décalés par la crise sanitaire -, un marché de l’emploi extrêmement dynamique qui facilite les mouvements sur le marché de l’emploi ; et une remise en question du rapport au travail.

Sur ce dernier point, je pense que nous faisons face à une véritable nouvelle donne : c’est toute la question de la relation au travail qui est profondément en train de changer, et pas seulement pour les plus jeunes. La place du travail dans la vie est remise en perspective (le fameux « travailler pour vivre ou vivre pour travailler ») avec des aspirations en terme d’équilibre, de sens par rapport aux convictions personnelles, notamment celles de la transition écologique et de la responsabilité sociale, mais aussi de prise en compte de chacun dans sa singularité et son individualité, sa santé, son bien-être et son apprentissage.

Quels conseils donneriez-vous aux entreprises qui souhaitent se prémunir de l’effet Big Quit et redorer leur blason – notamment auprès d’une génération désenchantée, que seule l’aventure entrepreneuriale semble faire rêver ?

L’attraction et la fidélisation des talents passe par la qualité du projet d’entreprise, de sa culture, de ses leaders, de son management, de l’attention portée au bien-être, au développement des compétences et aux perspectives d’évolution. Tout un programme donc, qui dépasse le petit coup de peinture dorée sur le blason et qui nécessite une mise en cohérence de l’ensemble des facettes du projet d’entreprise et des leviers de la politique RH pour améliorer le vécu du collectif et de l’individu. 

Si l’aventure entrepreneuriale fait rêver, alors, pour une entreprise, la question de l’autonomie et de la responsabilisation qu’elle est capable d’offrir devient tout à fait centrale pour attirer les talents. C’est tout l’enjeu de créer de l’engagement en donnant de l’espace à la prise d’initiative, à l’innovation, à l’esprit d’intrapreneuriat.

De mon expérience, cela implique :

  • De partager régulièrement le sens du projet d’entreprise, la stratégie, les objectifs à tous les niveaux de l’organisation et permettre à chacun de relier sa contribution individuelle aux objectifs et à l’ambition d’ensemble. 
  • D’entrer pleinement dans une culture de feedback, d’amélioration continue et d’expérimentation. Pour oser il faut se sentir autorisé et encouragé à le faire, c’est le sujet de la confiance a priori, pas seulement en paroles mais dans les faits. Ce qui signifie par exemple que les tops et les flops sont discutés ouvertement dans les équipes dans un esprit constructif.
  • D’investir sur le développement des compétences managériales. Nos équipes de managers sont clés et dans la transformation humaine et dans la fidélisation des talents : au quotidien, ce sont eux qui portent le sens, la confiance, le droit à l’erreur, l’équité dans les décisions, la responsabilisation. Il s’est beaucoup dit qu’avec des organisations plus horizontales et agiles, le management était mort ; mais c’est le management justement, qui porte, différemment, ces nouvelles façons de travailler, plus agiles, plus responsables, et plus durables.
  • De favoriser un écosystème apprenant pour le développement des compétences de l’ensemble des employés. Face au renouvellement accéléré des technologies et des compétences numériques et comportementales, c’est en travaillant sur des projets ouverts, avec des partenaires différents, des fintechs, que nous créons de la compétence en interne et de l’intérêt pour les employés à rester. 

Si les recruteurs ont longtemps fait la pluie et le beau temps, les employés n’hésitent plus à faire valoir leurs exigences dans un marché de l’emploi sous tension. Globalement, quelles sont celles qui reviennent le plus ?

Nous sommes dans un marché de candidats. Ces derniers ont souvent le choix. Et notre mission à l’embauche est aussi de les accompagner pour faire un choix éclairé et conscient plutôt que chercher l’embauche à tout prix. 

L’attractivité du package salarial reste importante mais nous observons l’émergence d’autres thématiques dans les critères de sélection de nos candidats :

  • Le sujet du télétravail est devenu une question emblématique. En réalité, la question embarque des préoccupations bien plus larges, d’autonomie, d’organisation, de bien-être, de santé, de flexibilité, avec du temps pour soi ou pour un engagement personnel et des valeurs qui correspondent aux aspirations personnelles. 
  • Les enjeux de la transition écologique et la question de la responsabilité sociale de l’employeur, de sa politique de diversité et d’inclusion sont devenus eux aussi des leviers d’attractivité. A titre d’illustration, 68 % des résidents luxembourgeois âgés de 20 à 29 ans affirment que l’impact climatique d’un potentiel futur employeur est un critère important au moment de choisir un emploi, et 16 % estiment qu’il s’agit même d’une priorité absolue. Ce chiffre monte à 22% pour les répondants européens de cette tranche d’âge (source Enquête BEI sur le climat– 2022-2023).

Et surtout, comment y répondre en tant qu’employeur, sans tomber dans le cliché de la table de ping-pong et des Christmas Party à la Great Gatsby ?

Mais c’est très important d’investir dans des moments ensemble pour les équipes, surtout dans des modes d’organisation hybrides ! Libre ensuite à chaque employeur de trouver sa formule, c’est selon moi avant tout une affaire de cohérence avec la culture et l’identité.

Il faut donc avant tout se poser la question de qui nous sommes en tant que collectif et de ce qui constitue pour nos employés et dans notre culture une great place to work. Mon expérience m’a appris que les aspirations des employés sont en réalité à la fois très simples et très essentielles : du respect, de la considération, un leadership sain, un environnement de travail qualitatif, une culture de responsabilité, un climat de confiance et de l’espace pour contribuer à un projet ambitieux. Les entreprises qui sont capables d’offrir cette expérience à leurs employés sont celles qui obtiennent de l’engagement en retour. Et les employés engagés sont les meilleurs des ambassadeurs !

Mais pensez-vous que les entreprises soient les seules à devoir pallier la pénurie de talents ou le gouvernement devrait-il également se saisir du dossier – en se penchant notamment sur le prix des logements et les problèmes de transports, pour permettre au Luxembourg de gagner en attractivité ?

Le gouvernement sur ces sujets est déjà très largement à la manœuvre, parfaitement conscient des contraintes qui pèsent sur l’attractivité du pays, et des risques d’arbitrages que les frontaliers peuvent faire au profit d’un employeur de leur pays de résidence, attirés par le télétravail, et usés par la mobilité quotidienne.

En tant qu’employeur nous assumons aussi nos responsabilités. Il ne s’agit pas d’alimenter le mercato en faisant monter les enchères mais d’envisager comment élargir le terrain de jeu. Plutôt que de chercher à remplacer à iso-profil, c’est le bon moment pour prendre des risques et chercher des potentiels à former à nos métiers et d’investir dans le développement des compétences en interne.

Comme cela a déjà été initié dans le passé, le gouvernement ou les associations professionnelles peuvent soutenir les entreprises en consolidant des initiatives d’upskilling plus globales pour répondre à la pénurie de talents ou de compétences locales et faciliter l’entrée de nouveaux candidats sur notre marché local. D’ailleurs le gouvernement vient de lancer Skills Plan en lien avec les recommandations de l’OCDE sur les compétences au Luxembourg (cf « Stratégie de l’OCDE sur les compétences au Luxembourg (version abrégée) : Évaluation et recommandations »).

Permettre à chacun de cultiver son employabilité et ses compétences tout au long de la vie, voilà un puissant levier pour garder nos talents et conserver la compétitivité de la place.