Selon une étude de la Banque centrale européenne (BCE), le paiement par carte gagne du terrain en Europe… L’argent liquide est-il amené à disparaître ?
Si l’on se réfère à l’étude “Study on the payment attitudes of consumers in the euro area” 2022 (SPACE 2022) de la Banque centrale européenne (BCE), l’une des tendances relevées est effectivement le développement du paiement par carte en Europe. Ainsi, la carte de paiement est utilisée dans 34% des transactions en point de vente en 2022, contre 19% en 2016 et 25% en 2019. Néanmoins, l’argent liquide reste un élément non négligeable dans les habitudes de consommation des Européens. Selon le même rapport, le cash reste utilisé dans 59% des transactions en point de vente en 2022 (contre 79% en 2016 et 72% en 2019). De plus, la BCE indique que la majorité des Européens considèrent qu’avoir accès aux espèces est une option importante ou très importante. Une vision confirmée par les associations de consommateurs européennes, lesquelles avancent que la possibilité de payer en espèces peut constituer un gage d’inclusion pour des populations peu à l’aise avec le numérique, y compris dans des pays considérés comme matures en termes d’usages digitaux comme la Suède ou le Luxembourg.. Illustration : en France, le Comité national des moyens de paiement (CNMP) a récemment pris la parole pour rappeler l’obligation, pour les commerçants, d’accepter les espèces. A cela s’ajoute l’un des piliers de cette organisation : maintenir une filière fiduciaire solide. De quoi confirmer que la suppression de l’argent liquide n’est pas pour demain. En effet, d’un point de vue prospectif, on observe que les initiatives menées actuellement par les institutions européennes, comme le projet d’euro numérique, reposent sur un objectif de complémentarité avec les espèces, d’autant plus que l’histoire de notre écosystème nous démontre qu’il est difficile de supprimer un moyen de paiement et qu’il faut plutôt miser sur la complémentarité des outils.
La part des paiements instantanés, en revanche, peine à décoller… Le problème est-il lié à un coût de prestation trop élevé ou à un manque de confiance des institutions financières, en l’absence de dispositif de vérification de compte ?
Pour expliquer la situation du paiement instantané en Europe, il convient, à mon sens, de prendre en compte différents aspects. Ainsi, première difficulté : certains États ont une appétence naturelle à l’égard du virement, comme les Pays-Bas. D’autres, a contrario, privilégient d’autres outils, comme la carte de paiement. C’est notamment le cas de la France. Ce premier constat explique que le rythme d’adoption ait pu différer d’un pays à l’autre en Europe. Ensuite, comme vous l’indiquez dans votre question, le sujet du modèle économique a également eu un impact sur l’adoption par les consommateurs finaux. Citons ici le cas de l’Italie, où l’écosystème était caractérisé par une certaine appétence à l’égard de cette innovation mais dont les modèles économiques ont pu d’une certaine manière être dissuasifs. Autre exemple sur ce même sujet : la France, où certaines banques proposent aux consommateurs le choix entre un virement classique gratuit ou un virement instantané payant, ce qui peut ralentir l’adoption par le consommateur final, même si la tendance a évolué dernièrement avec des banques comme La Banque Postale ou BNP Paribas qui ont franchi le cap de la gratuité. Un autre élément est à prendre en compte sur ce sujet du virement instantané : les écosystèmes nationaux. J’aimerais citer ici le cas de la France où le marché des paiements est traditionnellement très concurrentiel, avec des stratégies individuelles fortes, et un fort accent sur la carte de paiement. Difficile, donc, d’accueillir un nouveau moyen de paiement basé sur le virement. A la différence de pays où les écosystèmes sont plus centralisés comme le Portugal, par exemple, où les banques avancent ensemble selon une logique de Place.
Et au Luxembourg, plus concrètement ?
Le Luxembourg est un pays caractérisé par une forte maturité en termes d’usages digitaux, ce qui constitue un terreau favorable au développement d’innovations comme le virement instantané. Ajoutons à cela le caractère centralisé de cet écosystème, avec une galaxie de banques qui avancent et collaborent ensemble, ce qui joue un rôle favorable dans l’évolution du marché, comme le démontre par exemple l’initiative LUXHUB dans le domaine de l’open banking. Je dirais donc que si le Luxembourg n’est pas forcément un pays proactif sur le sujet du virement instantané – comme peut l’être par exemple les Pays-Bas – il n’est pas pour autant en retard. D’autant plus que les professionnels de cet écosystème national sont déjà avancés sur des projets connexes comme l’open banking et l’open finance, et identifient les opportunités de l’instant payment non seulement sur le segment BtoC mais aussi BtoB.
En octobre 2022, la Commission européenne se saisit du dossier et adopte une proposition de loi qui oblige notamment toutes les banques de l’Union à proposer une offre de paiement instantané, sans frais supplémentaires par rapport aux virements classiques. Où en est-on aujourd’hui ?
La Commission européenne a en effet proposé une réglementation visant à accélérer le déploiement de l’instant payment en Europe, fin 2022. Cet objectif s’inscrit dans le programme European Retail Payment Strategy présenté il y a quelques années par cette même instance, et dont l’un des piliers repose sur l’idée de faire de l’instant payment “le new normal” en Europe. Parallèlement à cela, la Commission européenne a également travaillé sur les enseignements de la deuxième directive sur les services de paiement (DSP2) afin de commencer à préparer les futures étapes législatives de l’Europe des paiements. Le 28 juin 2023, une série de propositions ont été présentées, incluant notamment des amendements à cette DSP2 en vue d’évoluer vers une DSP3 (avec des évolutions dans divers domaines comme la lutte contre la fraude, la protection des consommateurs, l’amélioration de l’open banking ou encore l’uniformisation des règles entre banque et non banque), un règlement relatif au partage des données, ainsi que la création d’un cadre juridique pour un futur euro numérique. Il sera intéressant d’observer comment ces propositions vont converger avec le sujet de l’instant payment, qui reste l’une des grandes priorités de la Commission européenne pour les prochaines années.
En matière de paiements, se pose également la question de la souveraineté. En juillet 2020, l’Europe crée un système de paiement alternatif aux traditionnels Visa et Mastercard, le fameux “European Payments Initiative (EPI)”. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le projet European Payments Initiative (EPI) a été créé en 2020 par seize banques de cinq pays européens (France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Espagne). L’objectif initial était de créer une réelle infrastructure de paiement paneuropéenne incluant la carte de paiement, le wallet et les paiements digitaux comme le P2P. Après plusieurs étapes incluant la création d’une société (EPI Company), l’intégration de nouveaux actionnaires comme Worldline, deux rachats importants à savoir iDeal et Payconiq, et le retrait du projet carte pour des raisons de complexité et de modèle économique, EPI a vu son spectre recentré sur la création d’un wallet européen adressant plusieurs cas d’usage comme le P2P, P2Pro, le e-commerce et le paiement en magasin. Baptisé “wero”, ce wallet devrait être disponible sous Android et iOS et être lancé en 2024 en France, Allemagne et en Belgique, en sachant que les Pays-Bas suivront dans un second temps. A cela s’ajoute la volonté des acteurs d’EPI d’intégrer progressivement d’autres États européens et de se rapprocher d’autres typologies d’acteurs de l’écosystème, notamment les commerçants, lesquels ont un rôle décisif à jouer dans l’adoption de la solution.